Le Conte de Bibi

Le Conte de Bibi

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- Bahati , dit d’une voix faible Bibi, la grand-mère.
    Silence. Un silence lourd pèse dans la cabane. Il est interrompu par le grésillement du feu. La cabane est plongée dans une semi-obscurité animée par la lueur du feu qui danse au rythme du vent.
-Bahati, où es-tu mon enfant? Reprend-t-elle.
Bibi toussote. Elle est allongée sur un petit lit de bambou. Elle a des mouvements fébriles. Elle est malade, souffrante. Mourante. Les paupières closes, son visage a pourtant quelque chose de paisible.


-Je suis là grand-mère, répond Bahati en entrant avec du bois.
Il ranime le feu. Il fait très froid dehors.
- Ôh, viens ici mon enfant, lui dit la vieille Bibi en lui tendant la main. Fais-moi plaisir mon enfant. Raconte-moi s’il te plait l’histoire du héros des buissons. Tu t’en souviens ?
- Uhum, grogne Bahati avant d’ajouter : Encore cette histoire grand-mère ?
- Fais plaisir à ta vieille.
Bibi esquisse un faible sourire.
-D’accord 
C’est la énième fois qu’il raconte cette histoire.


***
    « Il était une fois, commence Bahati en s’asseyant au chevet de sa grand-mère. Il était une fois une femme, Kanyange. Bientôt 30 ans et toujours pas mariée. Dans le petit village de Kirundo, près de la frontière Rwandaise, qu’une femme prenne de l’âge ainsi dans la maison de ses parents était une honte. Une vraie honte. Passé l’âge de 18 ans sans jamais avoir eu de prétendant engendrait des rumeurs. Les commères n’étaient pas au chômage.
    À 40 ans, cela faisait une douzaine d’années que Kanyange vivait avec le chef du village. Il l’avait prise pour épouse après la mort de sa première femme. Aimait-il vraiment Kanyange ? Ou mieux, l’aimait-elle, elle, vraiment ? Peut-être. À sa manière à elle. Pouvait-on vraiment parler d’amour ? Le mariage avait été arrangé. Quoi qu’il en soit, Kanyange aimait la vie de mère au foyer qu’elle menait.
    À l’approche de la fête de Pâques, elle décida d’aller à la frontière avec le Rwanda. C’était à une petite vingtaine de kilomètres de Kirundo, son village hissé derrière la montagne. Au marché de la frontière, on y trouvait un peu de tout : des beaux pagnes traditionnels à de la bonne viande fraîche. Le tout à des prix très abordables.
À son retour du marché, Kanyange était impatiente de montrer à son mari et aux deux filles qu’ils avaient eues, les pagnes qu’elle avait achetés. Elle imaginait déjà la joie de ses filles. Ah qu’elle s’en réjouissait !   
À l’entrée du village, devant elle, les gens couraient dans tous les sens. Sauve qui peut ! Une vraie débandade ! Elle reconnut de loin la femme de l’instituteur. Elle courait, elle aussi, son nouveau-né attaché dans son dos. Kanyange sentit la peur l’envahir. Elle lui cria : « Cours ma sœur Kanya ! Fuis ! Le village est attaqué ! ».
Kanyange resta figée. Elle ne réalisait pas ce qui arrivait. Où aurait-elle pu trouver la force de réaliser ce qui se passait. Le village était littéralement en feu. Ma famille ! Mes filles ! Mon mari ! Pas question qu’elle s’en aille sans eux. Ne pouvant pas aller les chercher là, en ce moment-là, elle décida de se cacher dans la forêt. Fallait attendre la tombée pour retourner au village à la recherche des siens.
Au loin, elle pouvait apercevoir la fumée qui se dégageait du village. Que s’était-il passé ? Les tensions entre Hutu et Tutsi avaient finalement explosées dans une violence inouïe. Impossible de la décrire. Kanyange avait la gorge nouée de peur, de stupéfaction. La douleur. La colère. L’impuissance. Et un flot de larmes inonda ses yeux. Oui, partout dans le pays on le redoutait. On redoutait une flambée de violence entre la majorité Hutu et la minorité Tutsi. Des mois que l’on craignait cette explosion. Le pire arriva. Bien plus violent que ce qu’on avait pu imaginer. Les Hutu et Tutsi se haïssaient. Pourquoi ? Si seulement avait une réponse claire à cette question. Ne pas s’entendre, oui, ça arrive partout. Mais ne pas s’entendre au point de décapiter son voisin, une machette tranchante à la main… Kanyange n’en revenait pas. Comment des familles qui avaient cultivées les mêmes terres pendant des générations et des générations dans une entente et une amitié parfaites, pouvaient ainsi se décimer sur base de différence de la taille du nez ? L’incompréhension !
Kanyange n’eut pas assez de larmes pour laver la douleur qui la rongeait, la bouffait, la consumait. À Kirundo régnait un silence de mort. Ça sentait la mort. Une très forte odeur de mort et de haine. Pas un chien qui aboyât. La lune se reflétait dans les sentiers ensanglantés. Ces sentiers où autrefois, les enfants s’amusaient à courir après une jante rouillée de vieux vélo. La puanteur se dégageait des maisons jonchant la rue. Les fenêtres étaient teintées de rouge. Dans l’obscurité, elle trébucha sur un corps décapité. Elle n’osa pas regarder de plus près. De toutes les façons, elle ne reconnaîtrait pas le corps, même si elle connaissait tout le monde dans ce village.
Devant sa maison, un frisson la traversa. Elle trembla. La porte était entrouverte. Elle n’osa pas la pousser. Pas de force. Des minutes passèrent. Elle resta plantée là, devant cette porte. Au fond, elle espérait. Elle espérait ne rien trouver. Elle espérait retrouver sa petite famille. Elle espérait que tout fusse comme avant. Elle espérait… Finalement, elle poussa la porte.
- J’n’ai pas envie de continuer, s’interrompt Bahati. Je n’aime pas cette partie grand-mère.
- Continue mon fils, insista Bibi, la voix toujours aussi faible que celle d’une mourante.
   
« Kanyange poussa la porte. Elle s’effondra. La douleur lui transperça la poitrine, telle une lance de Ntare Rugamba, le Roi guerrier du Burundi. Elle cria. Aucun son ne sortit. Elle sentit la terre s’ouvrir sous elle. Son regard se figea. Trois corps sans têtes semblaient la fixer. Une rivière de sang. Les mouches volaient tout autour. Les murs, jadis peints d’un blanc immaculé, étaient sang-sang. La douleur eut raison d’elle. Elle perdit connaissance. Et au-dehors, des moineaux gazouillèrent : souvenir d’un passé proche où Kirundo était un vrai havre de paix.
    À son réveil, elle sortit de la maison-boucherie. Pas de force pour enterrer ses corps. Quoi faire ? Continuer à vivre ? Mourir ? Se donner la mort ? Elle n’eut même pas la force de mettre fin à ses jours. Elle erra dans les petits sentiers où coulaient du rouge et la haine. Son esprit errait on ne sait où. L’ émotion la submergea. De la culpabilité. De la vengeance. De la haine. De l’amour. Tout et rien. Tout. Elle se sentait coupable de ne pas avoir été là. Elle avait l’impression d’avoir abandonné les siens. Mais qu’aurait-elle pu faire ?
    Kanyange était si perdue qu’elle n’entendit pas les cris. Elle continua à marcher. Aucune direction précise. Les cris se firent plus intenses. Elle revint sur terre. Elle le vit. C’était un petit bébé. Caché dans les buissons. Il était enveloppé dans une couverture épaisse. Il était couvert de poussière. Sans doute avait-il passé la journée dans ces buissons. Ses parents étaient-ils encore en vie ? Kanyange prit le bébé dans ses bras. Il cessa de pleurer. Il semblait la fixer de ses gros yeux marron. À l’aide de son pagne, elle essuya les larmes de ce petit visage. Un rescapé. Un ange. Il y a toujours de l’espoir, toujours une étoile, même dans les cieux les plus sombres. Son chagrin fit place à une lueur d’espoir. Elle avait senti le besoin de protéger ce petit bout de chair sans défense. Sa propre personne à elle, Kanyange, ne comptait plus. Il n’y avait plus que ce bébé au monde. Elle le prit et se jura de lui donner tout l’amour qu’elle avait. Du moins, ce qu’il lui restait d’amour. »
- Mais grand-mère, s’interrompt à nouveau Bahati. Pourquoi pleures-tu chaque fois que je te raconte cette histoire ?
- « Ôh kibondo canje !, Mon enfant !, s’écrie Bibi en essuyant la larme qui roule sur sa joue creuse. Je pleure parce que c’est toi qui m’as sauvée.
Encore deux perles de larme sur les joues de la vieille Bibi. Puis elle lui dit :
  • C’est toi mon héros des buissons.

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